Nous sommes installés selon un protocole respectueux de nos affinités politiques. Je suis en face des plus jeunes codétenus, le regretté Didier Beretti, Jean Casamatta et JeanToussaint Sisti. Ils étaient exemplaires et soutenaient, comme la moitié de cette tablée, la ligne du FLNC. Notre argument était imparable. Si nous étions libres, serions-nous en désaccord avec une organisation qui poursuivait une lutte que nous avions entamée ? Notre situation était la seule à avoir évolué. Ce débat sur la primauté de l’extérieur n’était pas une spécificité corse. Il a, le plus souvent, été tranché de la même façon : le combat continue, qui pourrait prétendre le diriger depuis une cellule ?
Certains souffraient plus que d’autres. Ils n’en pouvaient plus de cette privation de liberté. Douter du déroulement de la lutte était une façon d’espérer un horizon moins bouché. Les plus fragiles passaient leurs journées à fumer et boire des cafés. Ils ne bénéficiaient ni du réconfort d’un livre, ni du défoulement d’une activité sportive. Découragés, ils ruminaient sans cesse le passé et maugréaient sur le présent. Et la tension montait, inexorablement. Chaque attentat était source de division. Nous ne nous supportions plus. La promiscuité accélérait les ruptures humaines. Même si la plupart des détenus filtraient leur réaction, la fraternité était ébranlée, sans toutefois s’éteindre.
Nous faisions constamment le point entre « loyalistes » et partagions les mêmes appréhensions. Il convenait d’éviter le pire. L’administration pénitentiaire était au fait de ces crispations. Affectés aux tâches d’entretien, des prisonniers de droit commun faisaient régulièrement leurs rapports. Il fallait donc agir et vite.
De par mes relations privilégiées avec les nouveaux dirigeants du FLNC, je symbolisais le soutien inconditionnel. L’ambiance était de plus en plus pénible. J’en venais à redouter une attaque physique et étais constamment sur mes gardes. Mes craintes étaient-elles justifiées ? Sans doute pas. Tous ces hommes étaient estimables et je les ai toujours aimés. Paradoxalement, ils ont même été plus courageux que nous, car, démoralisés, ils n’ont pas franchi certaines lignes. Mais le principe de précaution s’imposait à ce moment là.
Nous avons donc pris une initiative commune. Une dizaine d’entre nous avait sollicité des transferts dans des prisons du sud de la France. Nous avons fortement appuyé la requête auprès de l’administration pénitentiaire. Le directeur de la centrale de Melun était un homme expérimenté, il n’était pas dans son intérêt que des incidents éclatent.
Les départs ne tardèrent pas. Nous étions soulagés, eux aussi. Des mesures furent prises pour éviter de nouvelles crises. Un groupe humain, même allégé de certains éléments, est toujours générateur de conflits.
Chaque lundi, une réunion générale traitait des éventuels problèmes. Cette psychanalyse collective s’avèrera très efficace. D’autant que nous pouvions désormais compter sur de nouveaux jeunes membres très constructifs comme le malheureux Guy Orsoni, qui sera assassiné en 1983.
Avec un nouvel et dynamique arrivant, Pantaléon Alessandri, nous avons élaboré une tactique intéressante. Nous avions noté que l’administration pénitentiaire nous laissait tranquilles, nous étions les maîtres à bord. Les surveillants, triés sur le volet, devenaient presque des amis. Réconfortant certes, mais, à la longue, cette quiétude était dangereuse. Un ramollissement général entraînait quelques turbulences, par conséquent, nous avons suscité des incidents pour ressouder les rangs.
Passés maîtres dans l’art de la provocation, nous avons ciblé un nouveau surveillant. Sans grand succès d’ailleurs, car il fut muté immédiatement. La manœuvre avait échoué. Il était tout de même contrariant de s’en prendre à de jeunes travailleurs dépassés par les enjeux. Je constate, d’ailleurs, que je n’ai jamais utilisé le mot « maton » car je les ai toujours respectés. Pas facile, leur boulot.
Finalement, nos réunions collectives auront permis de cadrer l’essentiel.
Un voile pudique a été jeté sur cette triste période. Les choses ont ensuite bien évolué et nous avons su reconstituer de solides relations. D’autant, qu’en définitive, tout le monde avait fait preuve de responsabilité.
J’ai tiré des enseignements de ces moments délicats. Ils me seront précieux pour affronter d’autres conflits beaucoup plus graves. J’ai aussi approfondi mon approche de la nature humaine. Maintenant que l’on se connaît mieux, j’ai hâte de vous en parler...
Nous sommes tous différents, par nos trajectoires et nos environnements. En l’espèce, à Melun, nous ne disposions pas des mêmes armes pour résister à la pression carcérale. Certains étaient plus vulnérables.
J’étais, pour ma part, un privilégié. Je n’ai jamais connu l’ennui en prison, j’y ai tant appris. C’est ainsi que j’ai arrêté de fumer alors que je cramais deux paquets de gitanes sans filtre par jour. Pour y parvenir, j’ai usé de grands moyens. C’était mon premier parloir après ma condamnation, j’ai allumé une cigarette puis, m’adressant à l’ensemble des personnes présentes, j’ai solennellement déclaré : « On m’a arraché quelques années de vie, je vais les récupérer de cette façon ». J’ai jeté cette gitane. Ce fut la dernière.
J’ai, enfin, fait du sport, courant chaque matin pendant plus d’une heure dans la cour de la centrale de Melun. Toujours dans le même sens, une cinquantaine de mètres autour d’une petite fontaine. Un jour j’ai essayé d’aller dans le sens contraire, mais j’ai vite été pris de vertige !
J’ai aussi organisé mon premier open international d’Échecs, le seul que je remporterai. Compte tenu des circonstances, il tenait d’ailleurs plus du tournoi fermé. Il y avait quand même une vingtaine de participants : des espions, des collabos, des Bretons et des Corses. Mon adversaire principal était impliqué dans l'affaire des parapluies bulgares1 . Champion amateur de boxe de Bulgarie, il m’initiera également à ce sport.
Je n’avais donc aucun mérite à paraître plus résistant et n’ai jamais méprisé les autres. Chacun a ses contraintes. Le cadre d’une prison est un laboratoire idéal pour vérifier cette approche. J’ai des cobayes intéressants à vous proposer : deux célèbres détenus du quartier spécial de Melun.
À gauche, le colonel Georges Beaufils. Lorsque j’ai indiqué au grand résistant communiste Léo Micheli, que j’avais connu celui que l’on surnommait le Colonel Drumont, un chef des Francs Tireurs et partisans du PCF, il m’a regardé comme si je lui avais annoncé avoir fraternisé avec le Che ! Ce héros de la résistance avait été le signataire, pour le parti communiste, de l’acte de naissance des Forces Françaises de l’Intérieur qui regroupèrent toutes les organisations clandestines.
À droite, et même à l’extrême, Jean Barbier. Un collabo de la pire espèce. Chef du Parti Populaire Français à Grenoble, il avait mené de terribles répressions contre les maquisards du Vercors. Condamné à mort par contumace, il n’est arrêté qu’en 1962. Sa peine fut commuée à perpétuité par le Général de Gaulle. Mais chaque fois qu’une commission devait statuer sur sa libération, d’anciens résistants tiraient symboliquement une rafale sur les murs de la prison pour rappeler leur hostilité à toute mesure de clémence.
Et bien, figurez-vous que, si un sondage de popularité sur ces deux hommes avait été réalisé auprès de la cinquantaine de prisonniers politiques, il aurait, à coup sûr, été largement favorable au bourreau nazi !
Barbier était disponible, affable, toujours prêt à rendre service, bon cuisinier, excellent bricoleur, il était un rouage essentiel de la qualité de vie au sein du quartier spécial.
Beaufils était pénible. Il se lamentait sans cesse, ne pensant qu’à ses problèmes et se contrefichant royalement de ceux des autres. J’étais l’un des rares à dialoguer avec lui. Il m’a d’ailleurs beaucoup appris sur la marginalité de la résistance, particulièrement dans sa région normande.
Ainsi chaque environnement engendre des comportements spécifiques. Je ne juge donc pas les personnes. Il faut, certes, que la société s’organise pour limiter la casse, et je suis un farouche partisan de l’état de droit. Plusieurs siècles seront sans doute nécessaires, en étant optimiste, pour que le monde n’ait plus de geôles. Mais les approches émotionnelles m’écœurent. L’exploitation démagogique de certains faits divers est aux antipodes d’une démarche responsable visant à protéger la société. Elle tire vers la barbarie alors que nous devrions continuer à faire avancer la civilisation. Demain la science guérira de certaines pulsions criminelles. De grands bonds ont déjà été réalisés, ces deux derniers siècles, dans le traitement de diverses formes de folies. Je suis persuadé que, dans cent ans, l’on s’étonnera du raisonnement archaïque de certaines personnalités actuelles comme l’on peut être stupéfait que des philosophes des Lumières aient été favorables à l’esclavagisme.
À mon sens, nul n’est coupable, car les actes sont liés à la complexité d’un cheminement. Je ne parle même pas de circonstances atténuantes car elles présupposent qu’il y aurait une norme dont on s’écarterait. Or elle n’existe pas, il y a autant de cas qu’il y a d’individus. Un jeune Corse a une probabilité plus grande de devenir un grand voyou qu’un jeune Aveyronnais parce que leurs superstructures sont différentes.
Quant au libre arbitre, il est l’alibi indispensable pour légitimer la justice humaine. J’admets ce prétexte, sinon ce serait le chaos. Mais, si l’on va au fond du problème, le libre arbitre n’existe pas. Si un justiciable a cent fois plus de tentations qu’un autre du fait de son contexte, il sera plus vulnérable et son prétendu choix soumis à une pression incomparable. Prenons mon cas, j’ai vingt-et-un ans lorsque la Corse commence à se révolter. Né trente ans plus tôt, je n’aurais certainement pas atterri devant une Cour de Sûreté de l’État et aurais peut-être été un ardent défenseur de la Corse dans une France une et indivisible ! Bon, j’aurais certainement évolué... N’exagérons pas quand même !
Admettre un emprisonnement est le plus sûr moyen de l’apprivoiser, il ne doit y avoir pire souffrance que celle du détenu innocent.
Malgré l’amour que j’ai pour les miens, les parloirs me contrariaient. Intégralement plongé dans mon univers, ma famille et mes amis me ramenaient forcément au leur. Bien sûr j’étais heureux d’une visite et de son attente, d’autant que, pour des raisons matérielles, elles étaient rares. Ces contacts me permet taient, également, d’être informé sur la situation insulaire. Je pouvais aussi compter sur Nicole et ma mère. Elles étaient solides, impressionnantes. Leur soutien affectif et politique était essentiel à mon propre équilibre. On a du mal à estimer la valeur d’une telle adhésion.
J’ai été protégé par les miens, en particulier mon épouse. Je l’ai connue en octobre 1975, une année décidément importante.
Nicole et sa famille ont vite subi de fortes pressions. Ma belle-famille de Portivechju était ancrée dans le « Roccaserrisme ». Jean-Paul de Rocca Serra, le député maire gaulliste de Portivechju, dominait le sud de l’île. Le Renard argenté était un fidèle soutien à la politique répressive avant, lui aussi, d’évoluer par pragmatisme. Mais, à cette époque, il ne faisait guère dans la dentelle. Mon beau-père, malheureusement disparu en 2015, était l’un de ses nombreux soutiens. Un commissaire de police et d’autres hauts fonctionnaires ont notamment montré aux parents de Nicole des photos de moi en compagnie d’une ancienne relation, sans préciser qu’elles dataient de 1974. Mais c’était mal connaître ma future épouse, elle sera toujours lucide face à de telles manœuvres.
Durant de longues années, je n’aurai aucune relation avec ma belle-famille, à l’exception de mes deux beaux-frères. Puis, rapidement, après la naissance de notre premier enfant en 1985, tout ira pour le mieux. De solides liens ont été tissés et je passe plus de temps, désormais, dans la région de Quenza, précisément au hameau de Cantoli, qu’à Venacu !
Mon épouse continuera à m’impressionner par son courage. Elle ne votera pas Mitterrand en 1981, respectant les consignes du mouvement, alors que le PS avait promis une amnistie. Mais, surtout, elle tiendra le coup au moment le plus dur de mon engagement, à partir de 1983, en dépit de son désaccord avec la radicalisation de l’action nationaliste. Je savais qu’elle avait raison, mais il n’était pas facile de déserter alors que les coups pleuvaient de toutes parts.
À Melun, bien au chaud dans mon cocon, j’évitais tout ce qui pouvait polluer. C’est ainsi que je n’étais jamais monté jusqu’au deuxième étage de notre bâtiment redoutant cette vue imprenable sur une Seine s’étirant le long des remparts de la prison. Je ne profiterai du panorama qu’après le 10 mai 1981. Une erreur, j’aurais dû tenir bon jusqu’au bout.
Les derniers mois furent très désagréables car il fallait attendre le vote puis la promulgation de la loi d’amnistie. Savoir que l’on va être libéré sans en connaître la date étire incroyablement vos journées. La routine brisée, on commence à cogiter. Tout le monde était sous tension. Surtout les espions. Le colonel Beaufils avait déjà bénéficié d’une grâce présidentielle. À juste titre, les autres correspondants du KGB étaient angoissés, pourquoi une telle mesure alors qu’une loi d’amnistie allait être adoptée ? Ils se mirent à douter.
Un beau matin, nous étions regroupés dans la cour, c’était un rituel, nous éprouvions le besoin d’échanger. Un surveillant m’informe que la direction souhaite un entretien. Tous les regards se braquent vers nous. Ils ont compris. Le directeur me reçoit chaleureusement, heureux de m’informer d’une libération immédiate. « Je pense que c’est mieux que ce soit vous qui l’annonciez aux autres détenus » m’indique-t-il. Une question fuse, je suis moi-même surpris par son contenu : « Et les espions ? ». Il m’informe qu’ils ne sont pas concernés par la mesure.
La fête est gâchée. Les liens qui se tissent entre quatre murs sont authentiques. J’avais beaucoup de sympathie pour l’un des deux joueurs d’Échecs télégraphistes de La Santé. Cet ingénieur était très affaibli, tant sur le plan physique que psychique.
Je reviens vers la cour, les Corses m’entourent et je leur confirme notre libération. Puis je me dirige vers les espions. « Alors, Léo, et nous ? » m’interpelle mon ami ingénieur. J’ai rarement éprouvé une telle sensation. À l’annonce de son maintien en prison pour de longues années, l’espion a vieilli de dix ans. Le moindre de ses muscles s’est affaissé. C’était un zombie, au bord de l’évanouissement. J’en avais les larmes aux yeux et tous mes compagnons, par pudeur et respect, contenaient leur propre joie.
Quelques mois plus tard, il se pendra dans sa cellule.