Je suis rentré en Corse en décembre 1988, à l’âge de 20 ans, au moment où le mouvement nationaliste que je pouvais enfin rejoindre allait être déchiré par une série de scissions. Comme la presque totalité des militants de Propriano, j’ai quitté la Cuncolta pour adhérer au MPA. Après l’affaire du Ribombu, au cours duquel l’affrontement physique fut évité de justesse, je fus sollicité pour participer à la création de Paese, le nouvel hebdomadaire qui devait porter la voix du mouvement. J’acceptai avec enthousiasme. À l’origine, nous étions six rédacteurs, répartis entre Ajaccio et Bastia : Yves Stella, Alain Orsoni, Michel Moretti, Jean-Pierre Bustori, Léo Battesti et moi. J’y ai travaillé un peu moins de deux ans. En cette époque lointaine, je n’étais certes pas sur la ligne politique de Léo, dont je suis aujourd’hui convaincu qu’elle était la bonne : la lutte armée clandestine était à mes yeux parée d’une aura mythique presque sacrée, j’étais persuadé que la direction politique du mouvement revenait de plein droit au FLNC et je développais, si ma mémoire est bonne, une certaine tendance au stalinisme avec la rigueur inflexible et illuminée d’un commissaire du peuple. Cela ne nous empêchait pas de partager des bons moments. Je me rappelle particulièrement la rédaction d’un numéro consacré au foot dont Léo et moi avions été chargés alors même que mon incompétence en matière de ballon rond était avérée et que nous partagions une réticence commune envers le sport professionnel. Nous nous étions tirés d’affaire en rédigeant des articles truffés de clichés et de lieux communs si énormes qu’ils auraient épouvanté le plus professionnel des journalistes sportifs.
Mais, pour dire la vérité, cette période fut surtout pour moi celle d’une longue désillusion que les affrontements fratricides de 1994 et 1995 achevèrent de rendre totale et sans remèdes. J’ai vu, plus encore, j’ai expérimenté en moi-même la puissance de la haine et de l’aveuglement, la fragilité des amitiés les plus anciennes et l’incroyable docilité des hommes lorsqu’ils sont pris au piège d’un impitoyable mécanisme collectif ; aujourd’hui encore, alors que les tensions sont heureusement apaisées depuis longtemps, je sais que tous mes jugements sur le militantisme et la violence politique portent la marque de cette expérience. En tant que militants, nous sommes tous responsables de ce qui s’est passé alors, ne fût-ce que parce que nous y avons consenti, et rien ne nous déchargera de cette responsabilité.
Il ne s’agit évidemment pas de battre sa coulpe, de renier des idéaux et d’accuser le passé. Pour leur malheur, on le sait bien, les hommes ne peuvent pleinement comprendre le sens de leurs actions que rétrospectivement, quand ils ont disparu dans le passé. Il n’est donc pas question de s’acheter une bonne conscience en adoptant une confortable posture morale.
Cet écueil, Léo a parfaitement su l’éviter. Si sévère que soit le regard qu’il porte sur les dérives d’un mouvement qu’il a, avec d’autres, incarné, il assume ses responsabilités avec une honnêteté intellectuelle que je trouve admirable, sans arrogance ni pathos inutiles et sans jamais céder à la tentation de la mise en cause des individus. Et, bien sûr, il ne renie rien des convictions qui sont les siennes.
A l’heure où j’écris, il n’existe plus de mouvement clandestin. Mais je sais que l’aura mythique à laquelle j’étais si sensible à vingt ans n’a pas disparu. Son importance est même telle qu’elle rend presque superflue, dans l’esprit de beaucoup de jeunes gens, la question essentielle du projet politique, comme si la clandestinité pouvait devenir une fin en soi. Si c’est bien le cas, le livre de Léo viendra utilement rappeler qu’en politique, rien ne vaut jamais que le projet et qu’on ne peut l’oublier sans risquer de nous condamner tous à vivre de nouvelles
tragédies.
Jérôme Ferrari, écrivain
Prix Goncourt 2012
Mais, pour dire la vérité, cette période fut surtout pour moi celle d’une longue désillusion que les affrontements fratricides de 1994 et 1995 achevèrent de rendre totale et sans remèdes. J’ai vu, plus encore, j’ai expérimenté en moi-même la puissance de la haine et de l’aveuglement, la fragilité des amitiés les plus anciennes et l’incroyable docilité des hommes lorsqu’ils sont pris au piège d’un impitoyable mécanisme collectif ; aujourd’hui encore, alors que les tensions sont heureusement apaisées depuis longtemps, je sais que tous mes jugements sur le militantisme et la violence politique portent la marque de cette expérience. En tant que militants, nous sommes tous responsables de ce qui s’est passé alors, ne fût-ce que parce que nous y avons consenti, et rien ne nous déchargera de cette responsabilité.
Il ne s’agit évidemment pas de battre sa coulpe, de renier des idéaux et d’accuser le passé. Pour leur malheur, on le sait bien, les hommes ne peuvent pleinement comprendre le sens de leurs actions que rétrospectivement, quand ils ont disparu dans le passé. Il n’est donc pas question de s’acheter une bonne conscience en adoptant une confortable posture morale.
Cet écueil, Léo a parfaitement su l’éviter. Si sévère que soit le regard qu’il porte sur les dérives d’un mouvement qu’il a, avec d’autres, incarné, il assume ses responsabilités avec une honnêteté intellectuelle que je trouve admirable, sans arrogance ni pathos inutiles et sans jamais céder à la tentation de la mise en cause des individus. Et, bien sûr, il ne renie rien des convictions qui sont les siennes.
A l’heure où j’écris, il n’existe plus de mouvement clandestin. Mais je sais que l’aura mythique à laquelle j’étais si sensible à vingt ans n’a pas disparu. Son importance est même telle qu’elle rend presque superflue, dans l’esprit de beaucoup de jeunes gens, la question essentielle du projet politique, comme si la clandestinité pouvait devenir une fin en soi. Si c’est bien le cas, le livre de Léo viendra utilement rappeler qu’en politique, rien ne vaut jamais que le projet et qu’on ne peut l’oublier sans risquer de nous condamner tous à vivre de nouvelles
tragédies.
Jérôme Ferrari, écrivain
Prix Goncourt 2012